Les fromages français AOP kidnappés par les industriels

Fierté nationale, ils font la renommée de notre gastronomie partout dans le monde. En France, 45 fromages bénéficient du label AOP, « appellation d’origine protégée ». En principe une garantie de qualité, de produits du terroir fabriqués dans les règles de l’art.

70% des fromages AOP seraient industriels

La réalité est tout autre : 70% des fromages estampillés AOP sortent en fait de chaînes de production industrielle. Les multinationales du secteur laitier comme Lactalis, Savencia ou Sodiaal sont les trois multinationales françaises qui grignotent de plus en plus de parts de marché. Elles sont accusées de tirer les prix vers le bas au détriment de la qualité.

Êtes-vous sûrs de ce que vous servez sur votre plateau de fromages ? Qu’achetez-vous vraiment chez votre crémier ? Des monts du Cantal aux étals de nos fromagers, Elise LUCET avec Envoyé Spécial et Véronique Richez-Lerouge, auteure de Main basse sur les fromages AOP ont mené l’enquête.

Les fromages AOP sous Pression

Frais, crayeux ou crémeux, à pâte cuite pressée ou lavée... la France compte plus de 300 fromages. Parmi eux, 45 bénéficient d’une appellation d’origine protégée, ou AOP, censée valoriser économiquement un savoir-faire local.
Et cela fonctionne : alors qu’un fromager propose en moyenne 118 références de fromage, les AOP représentent plus de 50% du chiffre d’affaires de près de trois boutiques sur quatre.

L’essence de chaque appellation réside dans son cahier des charges, élaboré et géré par les acteurs de la filière. Du petit fermier aux multinationales laitières, chacun a son mot à dire mais, dans les faits, réunir une telle diversité d’acteurs peut tourner au rapport de force. Au point de mettre en péril la qualité des fromages selon Véronique Richez-Lerouge, auteure de Main basse sur les fromages AOP, paru cette année aux éditions Erick Bonnier.

Très documentée, l’enquête déclare rompu le contrat de confiance
entre producteurs et consommateurs sous l’influence des géants du lait. « A l’heure actuelle, 70% des fromages AOP sont produits à l’échelle industrielle », précise l’auteure. Le risque encouru est, selon elle : « La mise en péril de la production traditionnelle par une baisse de la qualité et une standardisation du goût ! » ;
En effet afin d’avoir un fromage au gout standardisé c’est à dire accepté par une majorité de la population, afin d’avoir une présentation et une durée de vie permettant le maximum de bénéfice, les industriels pasteurisent le lait (ils tuent le lait en éliminant la flore bactérienne naturelle du lait qui en fait sa typicité, son gout) et ensemence une flore sélectionnée (ferments) directement sortie des laboratoires de biotechnologie.
Toujours dans le but de tirer un maximum de profit de ces fromages AOP, les industriels ont fait pression (lobbying) sur l’INAO (administration qui gère les AOP en FRANCE) pour adapter le cahier des charges des AOP à leurs intérêts : gros volumes au dépend de la qualité !

Le Cantal : un produit industriel qui n’a plus rien à voir avec le terroir !

Exemple : pour l’AOP Cantal, les producteurs fermiers utilisent la race de vache Salers originaire des terroirs auvergnats, ce qui semble logique et ne pasteurisent pas leur lait ; les Salers pâturent dans les prés ! Les industriels peuvent faire du Cantal AOP en se passant totalement de cette race de vache locale (pas assez productrice) en utilisant du lait de vache beaucoup plus rentable : des prim’Holstein (hollandaise), des montbéliardes voire des races normandes !!! Ces vaches ne pâturent pas mais sont en stabulation, nourries avec des tourteaux de colza, de l’ensilage de mais...une alimentation qui ne correspond pas du tout au terroir local !!!
Moralité, si on veut déguster un Cantal AOP véritable, mieux vaut se tourner vers des fromages fermiers même s’ils sont plus rares !

Le camembert a eu chaud :

Pour Véronique Richez-Lerouge, la goutte de lait qui a fait déborder le vase est normande. Le 16 juin 2016, l’industriel Lactalis met la main sur la fromagerie Graindorge, producteur historique de l’AOP camembert de Normandie. Alors que l’appellation compte 9 producteurs (2 fermes et 7 fromageries), la multinationale, qui possédait déjà les fromageries d’Orbec (camembert Bourdon), Jort et Moulin de Carel, devient leader de la production en camembert AOP et renforce sa position au sein de l’organisme de défense et de gestion (ODG) de l’appellation avec
30% des voix.

Mais l’AOP camembert « de » Normandie représente une part mineure de la production de camembert « en » Normandie (dénomination souvent utilisée, qui n’est pas couverte par l’AOP). Et, ce, dans un contexte de baisse des ventes en grandes surfaces. « En fiait, l’ AOP camembert est une vitrine flatteuse pour les industriels, qui prcfîtent du rayonnement de cette part minime de leur activité, explique Véronique Richez-Lerouge. Or, il est difficile de concilier gros volume et maintien de la qualité, et par le passé les industriels ont dejà montré leur volonté de baisser le niveau d exigence des cahiers des charges. »

D’aucuns se rappellent en effet la guerre du camembert provoquée en 2007 par les géants du secteur, Lactalis et Isigny—Sainte-Mère. Voir ou revoir pour l’occasion la vidéo du célèbre road movie « Ces fromages qu’on assasine » du célèbre chroniqueur gastronomique Pedrico LEGASSE.

Les deux industriels, alors à la tête de plus de 80% de la production, avaient invoqué des raisons sanitaires pour brusquement se retirer de l’appellation, le 1er ‘ avril 2007. Le but de la manœuvre : faire pression sur l’Institut national de l’origine et de la qualité (l’Inao, qui régente les cahiers des charges AOP), afin d’autoriser le lait thermisé (chauffé). Finalement, les autorités sanitaires avaient récusé les assertions de dangerosité pour le consommateur et l’obligation d’utiliser du lait cru avait dès lors été maintenue. Dommage collatéral, Lanquetot et Lepetit, propriétés de Lactalis, sortaient définitivement du circuit lait cru avant que Lactalis ne ferme le site de production de Lepetit à Saint-Maclou (27).

Exemple d’analyse sensorielle de différents camemberts :

Fourme : un divorce malheureux

Pour d’autres, l’évolution est moins heureuse, à l’instar de ce qui s’est passé pour la fourme d’Ambert. Cette dernière, qui jusqu’en 2002 ne formait qu’une AOP avec la fourme de Montbrison, roule désormais seule et majoritairement pour l’industrie. Si aujourd’hui quelques producteurs fermiers reviennent dans l’AOP pour redonner ses lettres
de noblesse à ce fromage pastoral, ils ne représentent qu’1 % du tonnage de l’appellation, le secteur s’étant concentré autour de quelques grands groupes qui produisent à 95% un fromage pasteurisé. « Sans parler de la qualité des fromages, on ne peut que regretter une perte de diversité des produits », commente Romain Olivier, fromager affineur à Boulogne-sur-Mer, dans le Pas—de-Calais.

Le comté est content !

Certains fromages, en revanche, semblent avoir trouvé un modèle qui leur vaut d’être cités en exemple. C’est le cas du comté.
Le numéro un des ventes en fromagerie. Il représente à lui seul plus d’un quart de la production AOP au lait cru fraçaise et prouve que gros tonnage ne rime pas forcément avec concentration industrielle.
Ce fromage du massif jurassien naquit au Moyen-Âge du besoin des vachers, à la tête de petits troupeaux, d’unir leur collecte de lait dans des ateliers ou fruitières, pour fabriquer de grosses meules à l’affinage complexe et long (jusqu’à 3 ans) afin de conserver le produit de leur traite.

Un esprit coopératif que l’appellation, née en 1958, a su préserver, selon son président, Claude Vermot-Desroches. « 75% de nos 150 fruitières sont encore de petites coopératives, explique-t—il, et notre cahier des charges exige une collecte du lait dans les 25 kilomètres autour des fruitières. Cela empéche la concentration et attise moins l’intérêt des grands groupes laitiers. » Présents dans l’AOP, Lactalis et Sodiaal restent très minoritaires. Autre particularité : l’application d’un plan de régulation de l’offre qui limite à 2% la croissance de production annuel :« Généralement, quand un produit marche tout le monde veut en faire et beaucoup abandonnent la qualité pour être plus compétitifs au niveau du prix constate Claude Vermot-Desroches. Cette mesure qui limite la surproduction n’est présente que dans trois autres appellations : le beaufort, le mobier et le reblochon.

Envoyé Spécial met les pieds dans le plateau de fromages !
Une enquête d’Olivier Sibille, Geoffrey Livolsi, Paul Sanfourche et Mathieu Préaux. Émission diffusée le jeudi 12 oct. 2017

vers une politique de quotas ?

Rares sont ainsi les AOP à ne pas être envahies par les multinationales. Pour Véronique Richez-Lerouge, l’Autorité de la concurrence et l’Inao devraient réaffirmer leur rôle de régulateurs en limitant à 20% leur présence dans les AOP.

À l’Inao, on réfute l’intérêt du quota et l’on insiste plutôt sur le soin porté à la représentativité entre éleveurs et opérateurs (gros ou petits) au sein des AOP. De son côté, Patrick Mercier, producteur du camembert et actuel président de l’ODG camembert de Normandie, constate que si aujourd’hui les industriels n’arrivent plus autant qu’avant à influencer les producteurs de lait, la situation pourrait devenir plus préoccupante si les multinationales rachetaient encore des fromageries.
Avec ou sans l’aval des géants du secteur, il serait temps pour le consommateur de retrouver une offre de qualité. En l’état, « l’AOP est un postulat plus que nécessaire mais rarement sufîsant », conclut Romain Olivier.

Pour en savoir plus : Que Choisir N° 562 d’octobre 2017